Par Abdelhafid Ouadda, auteur du Grand Douar
« Il est vrai que depuis quatre ou cinq ans les choses avaient beaucoup changé dans les villes. En toute quiétude, les agents de police avaient repris du service et les barrages filtrants se desserraient de plus en plus. La population se remettait à sortir et à organiser des petites fêtes dont les bruyants mariages. Après plusieurs années de marasme, la vie reprenait peu à peu son souffle initial. Mais la crise avait laissé des traces profondes difficilement remédiables. Les valeurs morales s’étaient quelque peu étiolées. On ne savait plus à quoi se vouer réellement. Personne n’était sorti vainqueur de ce conflit sans précédent dans l’histoire du monde musulman. Rien de part en part n’avait vraiment été résolu, comme si deux antagonistes tiraient de chaque côté sur un gros élastique qui se cassait au milieu par la tension, meurtrissant douloureusement les deux parties par les extrémités.
Ceux qui parmi les « khobzistes » partisans des dessous de table, avaient réussi à esquiver le coup, voyaient enfler leur magot après la trêve. De nouvelles mannes se profilaient sous le ciel de la pénurie. Le désordre avait permis de générer des trafics en tout genre, particulièrement celui des importateurs de containers qui s’enrichissaient de jour en jour sans réellement être accablés par les taxes. Les enfants des nouveaux riches roulaient crânement dans les derniers modèles de voitures françaises ou allemandes faisant singulièrement envie à l’innombrable jeunesse perdue des villes. En face, de jeunes gens barbus, des autodidactes fort instruits en théologie islamique, se baladaient stoïquement dans les rues en Kamis prônaient pour la « daoua », propagation de la sainte parole à travers le pays entier, aussi bien dans les mosquées, juste après les prières quotidiennes, que chez les gens à travers certaines réunions fortuites. Pris entre les deux partis se trouvait le reste de la population qui observait passivement ces événements. Certains d’entre eux tentaient de pencher d’un côté comme de l’autre, ne sachant pas vraiment où se trouvaient leurs intérêts. Beaucoup portaient des vestes à double revers, à l’instar du caméléon, prenant la couleur du support qu’il occupe. Ils avaient adopté une manière d’être qui rassemblait les deux partis sous un aspect socialement homogène. On distinguait par exemple dans les rues d’Alger ou d’Oran, de jeunes femmes accoutrées de vêtements soulignant tapageusement leurs rondeurs et coiffées du Hidjab islamique comme porte-drapeau. Oisives, elles se promenaient avec nonchalance et déhanchement pour attirer le regard, parfois accompagné d’une relation suspecte qui n’était jamais présentée auprès de la famille par crainte de représailles. Traditionnellement, les jeunes gens ne devaient pas fréquenter leur futur conjoint avant le mariage au risque de transgresser les bonnes mœurs et porter de manière irréversible, une grave atteinte à l’honneur familial. Les conséquences seraient tragiques dans la mesure où un acte contre nature viendrait entacher la réputation d’une famille dont les filles à marier demeuraient pour les parents un sempiternel et délicat problème.
Les conditions actuelles ne permettent plus d’organiser quelques unions que se soit faute de logements vacants et de possibilités d’emploi pour les jeunes. Tout est anormalement bloqué et rien ne laisse présager quelques améliorations dans un futur proche. Toutes sortes de denrées sont régulièrement importées de l’étranger et restent inaccessibles aux modestes revenus dont la gestion mensuelle pour la quotidienne subsistance relève du miracle. Ces salaires ridicules ne suffiraient même pas à un adolescent français habitant chez ses parents subvenant déjà aux charges quotidiennes d’entretiens, pour payer ses disques laser, ses magazines et bandes dessinées, ses places de concerts et de cinéma puis le reste des petites dépenses journalières.
Certains produits de consommation par exemple les fruits paraissent sur les étalages des boutiques uniquement pour le tape à l’œil jusqu’au pourrissement total. Les commerçants européens attirent leur clientèle grâce aux prospectus publicitaires dont le prix de revient de l’opération reste conséquent en présageant tout de même des retombées favorables. Ici, on étale sur les lieux de vente des produits chers qui ne se vendront peut-être jamais, uniquement dans le but de montrer une certaine opulence et une bonne fluctuation des autres denrées de première nécessité. Nombreuses sont les familles composées d’au moins huit personnes dont de jeunes gens sans emploi âgés de plus de vingt ans, et vivant d’un unique salaire de douze mille dinars, à peu près cent vingt euros.
Pour certains, la mendicité et la prostitution apparaissent comme la solution de dernier recours. Aucune autre possibilité de mener une vie normale ne peut poindre à l’horizon. Pour beaucoup, la fuite vers l’étranger est l’ultime salut, mais malheureusement pour eux les visas d’entrées sont difficiles à obtenir et le prix du voyage équivaut à des mois de salaires pleins.
Ceux qui restent au pays, ont du mal à joindre les deux bouts et vivent de la miséricorde de Dieu, chose que nous ne pouvons plus concevoir en Europe.
Depuis mon retour au pays en août 1995, j’ai pu déceler dans les yeux des gens de fortes amplitudes émotionnelles qui correspondent aux multiples incidents sous-jacents à la physionomie débonnaire que la société veut bien laisser paraître. Cela va de la peur à la tristesse, du soulagement à l’indifférence, de la frustration à la jalousie et du mépris à la haine. Certaines personnes qui m’étaient auparavant chères sont devenues d’ignobles calculateurs. Leurs propos grossièrement teintés d’amertume et de convoitises m’attristaient infiniment malgré le rappel des périodes fastes que je formulais avec enthousiasme en faisant appel à la générosité et au bon sens que je leur connaissais. La mémoire du cœur s’était évanouie pour se substituer à des remarques acerbes à l’attention de nos différences manifestement reflétées par l’opposition de nos opinions et de nos latitudes à travers lesquelles nos existences respectives s’étaient mises à jour. Heureusement que dans ces situations critiques, l’algérianité restait toujours en pratique pour la simple raison qu’aucun débordement ne se produisait lors de ces conversations houleuses, bien au contraire, nous retrouvions toujours un brin d’humour caustique qui faisait passer la pilule que nous avalions avec indulgence.
Certains paradoxes nous font constater être les habitants d’un monde où nous dépendons entièrement des états qui nous gouvernent quels que soient leurs degrés démocratiques. La liberté, un mot qui prend son sens dans la théorie à savoir dans une encyclopédie, est une ancienne utopie ayant toujours permis aux hommes d’espérer mener une vie meilleure dans un proche avenir. Elle génère une réelle évolution dans le monde des matières. La liberté pourrait être aussi bien ressentie à travers une existence dépourvue de dépendances technologiques qui nous empêchent de résister aux subtilités auxquelles nous sommes fortement liés. Elles affirment nous libérer de notre servitude dans nos taches quotidiennes. La liberté est comme une lumière qui brille sur des éclats de verre répandus au hasard d’un jet. Certains morceaux reflètent des couleurs variant selon le flot de lueurs apportées. Les autres éclats éloignés de cette lumière, restent ternis à jamais de ne pas avoir, par malchance, été servis du signe lumineux.
La liberté est donc une sensation périssable et bien terrestre. Elle n’a de sens qu’entre deux passages d’émotions ou entre deux situations opposées : de l’enfermement à l’ouverture, de l’ignorance à la connaissance, de la peur au courage, de la douleur au soulagement, de l’enfance à la maturité, du chaud vers le froid et de la vieillesse à la mort.
Mais la liberté comme l’amour, un sentiment des plus nobles que la faculté humaine ne pourra jamais évincer tant dans son étymologie que dans son extrême nature, mérite toutes les tentations possibles pour la situer et la gagner. Elle a en grande partie engendré le monde en menant des conquêtes, en déclarant des guerres et faisant la paix, en clamant les découvertes que nous connaissons au prix de tous les sacrifices. Elle pourrait symboliser l’aile de l’ange, la nageoire du poisson, la force de l’homme agissant dans toute sa plénitude. Tel un présent éternellement suspendu à l’attention des nouveaux vainqueurs, elle représente la promesse du bonheur et de la justice, elle est le faisceau de la mémoire et du cœur. Elle appartient seulement à ceux qui savent la recueillir et la goûter, quelques fois à ceux dont la vie n’a pas toujours été favorable et surtout à ceux qu’elle n’a jamais visités ! Pour ceux-là, elle résidera sans doute dans l’autre monde où aucune crispation n’est entendue, aucune douleur n’est ressentie, ni celle de la faim et ni celle de la soif ni celle de la mort. Un ultime présent pour ceux qui auront patiemment attendu l’heure s’approcher en prenant soin de n’avoir éclaboussé personne au cours de leur interminable enlisement… »
Éditions Le Manuscrit, 2007