La théorie du "Choc des civilisations" à l'épreuve des cartes

Redaction

Samuel Huntington : Le Choc des civilisations – extraits.

La politique mondiale entre dans une nouvelle phase dans laquelle la source fondamentale de conflit ne sera plus idéologique, ni économique. Les heurts entre civilisation seront dominants.

Les civilisations se mélangent évidemment et se chevauchent et peuvent inclure des sous-civilisations. La civilisation occidentale a deux variantes majeures, européennes et nord-américaines, tandis que l’Islam possède ses subdivisions arabe, turque et malaise. Bien que les frontières entre les civilisations soient rarement nettes, les civilisations sont réelles (tangibles).

Elles culminent et déclinent, elles se divisent et fusionnent. Et, comme le sait tout étudiant en Histoire, les civilisations disparaissent. Les Occidentaux ont tendance à considérer les états-nations comme les acteurs principaux de la géopolitique. Ils l’ont été pendant quelques siècles seulement la perspective majeure de l’Histoire a été l’histoire des civilisations.

C’est vers ce modèle que le monde tend à nouveau. L’identité liée à la civilisation prendra de plus en plus d’importance et le monde sera façonné dans une large mesure par les interactions entre sept ou huit civilisations majeures: les civilisations occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindouiste, slave-orthodoxe, latino-américaine et peut-être africaine.
Les lignes de fracture entre les civilisations seront les lignes de front des batailles du futur. Pourquoi ? Les différences entre les civilisations sont basiques, impliquent l’Histoire, le langage, la culture, la tradition et, plus important encore : la religion.

Les différentes civilisations voient de manière différente les relations entre Dieu et l’homme, le citoyen et l’état, les parents et les enfants, la liberté et l’autorité, l’égalité et la hiérarchie. Ces différences sont le fruit des siècles. Elles ne disparaîtront pas de sitôt.
Le monde devient plus petit. Les interactions entre les peuples des différentes civilisations se multiplient.

Elles intensifient la conscience de civilisation.
Les changements économiques et sociaux détachent les peuples de leur identité locale de longue date. Dans la plupart des régions du monde, la religion est venue combler ce vide, souvent sous la forme de mouvements dénommés fondamentalistes, dans l’Occident chrétien, le Judaïsme, le Bouddhisme, l’Hindouisme et l’Islam. La « dé-sécularisation du monde » remarquée par George Weigel est une réalité de la vie en cette fin de XXème siècle.

Et ce phénomène de retour vers ses racines se produit parmi les civilisations non-occidentales. Cela inclut l' »Asianisation » au Japon, la fin du legs de Nehru et l' »Hindouisation » de l’Inde, l’échec des idées occidentales de socialisme et de nationalisme, et, désormais, une « ré-Islamisation » du Moyen-Orient, ainsi qu’un débat en Russie au sujet de l’Occidentalisation.

Plus important, les efforts de l’Occident pour promouvoir ses valeurs de démocratie et de libéralisme comme des valeurs universelles, pour maintenir sa prédominance militaire et pour faire progresser ses intérêts économiques, engendrent des ripostes en provenance des autres civilisations.
L’axe central de la politique mondial sera vraisemblablement le conflit entre « l’Ouest et le reste » et les réponses que pourront donner les civilisations non-occidentales au pouvoir de l’Occident et à ses valeurs. L’exemple le plus frappant de la coopération anti-occidentale est la connexion entre les états islamiques et confucéens défiant le pouvoir et les valeurs occidentales.

Dans l’ancienne Union soviétique, les communistes peuvent devenir des démocrates, les riches peuvent devenir pauvres et les pauvres, riches, mais les Russes ne deviendront jamais des Estoniens. Une personne peut être à moitié française et à moitié arabe, voire même un citoyen de deux pays. Il est plus difficile d’être à moitié Catholique et à moitié Musulman.

Finalement, la réussite du régionalisme économique renforcera la conscience de civilisation. D’un autre côté, le régionalisme économique ne peut être un succès que s’il est enraciné dans une civilisation commune (laïque ?). La Communauté européenne repose sur les fondements séparés de la culture européenne et de la Chrétienté occidentale. Le Japon, en contraste, rencontre des difficultés dans la création d’une entité économique comparable en Asie de l’Est parce qu’il s’agit d’une civilisation unique en elle-même.

Alors que la division idéologique en Europe a disparu, la division culturelle de l’Europe entre la Chrétienté occidentale et la Chrétienté orthodoxe et l’Islam refait surface. Les conflits le long de la ligne de fracture entre l’Occident et les civilisations islamiques se perpétuent depuis 1300 ans. Cette interaction militaire vieille de plusieurs siècles n’est pas prête de décliner.
Sur la frontière nord de l’Islam, des conflits éclatent de plus en plus entre les peuples orthodoxe et musulman. Cela inclut le carnage de la Bosnie et de Sarajevo, les violences qui couvent entre les Serbes et les Albanais, les relations ténues entre les Bulgares et leur minorité turque, les violences entre les Ossète et les Ingush, le massacre réciproque et sans relâche des Arméniens et des Azerbaïdjanais, ainsi que les relations tendues entre Russes et Musulmans en Asie centrale.
La rupture historique entre les Musulmans et les Hindous ne se manifeste pas seulement dans la rivalité entre le Pakistan et l’Inde, mais également dans l’intensification des conflits religieux en Inde, entre les militants de plus en plus nombreux des groupes hindous et la minorité substantielle de Musulmans.

Les groupes ou les états appartenant à une civilisation impliquée dans une guerre contre un peuple d’une autre civilisation tentent naturellement de rallier à eux le soutien des autres membres de leur propre civilisation.

Dans les années à venir, les conflits locaux qui vont probablement dégénérer en guerres majeures seront ceux, comme en Bosnie ou dans le Caucase, qui se situeront le long des lignes de faille entre les civilisations.

Si ces hypothèses sont plausibles, il faut nécessairement considérer leurs implications pour la politique occidentale. Ces implications pourraient être divisées entre les avantages à court terme et les accommodations sur le long terme.

Dans le court terme, il est clairement dans l’intérêt de l’Ouest de promouvoir une meilleure coopération et l’unité à l’intérieur de sa propre civilisation, particulièrement entre ses composantes nord-américaine et européenne incorporer dans l’Occident ces sociétés de l’Europe de l’Est et d’Amérique latine dont les cultures sont proches de celle de l’Occident maintenir des relations étroites avec la Russie et le Japon soutenir dans les autres civilisations les groupes compréhensifs à l’égard des valeurs et des intérêts de l’Occident et renforcer les institutions internationales qui reflètent et légitiment les intérêts et les valeurs de l’Occident.
L’Occident doit également limiter l’expansion de la puissance militaire des civilisations potentiellement hostiles, principalement les civilisations confucéenne et islamique, et exploiter les conflits et les différences entre les états confucéens et islamiques. Cela demandera une modération dans la réduction des capacités militaires occidentales, et en particulier le maintien de la supériorité militaire américaine dans l’Asie de l’Est et du Sud-Ouest.
Dans le long terme, il faudra faire appel à d’autres mesures. L’Occident devra de plus en plus s’accommoder des civilisations modernes non-occidentales, dont la puissance rejoint celle de l’Occident, mais dont les valeurs et les intérêts diffèrent significativement des siens. Cela demandera à l’Occident de développer une bien meilleure compréhension des principes religieux et philosophiques de base, qui sous-tendent les autres civilisations et la façon dont les peuples de ces civilisations envisagent leurs propres intérêts. Cela demandera un effort pour identifier les éléments communs entre les autres civilisations et l’Occident.
Pour le futur tel qu’il est envisageable, il n’y aura pas de civilisation universelle, mais, à la place, un monde fait de civilisations différentes, chacune ayant à apprendre à coexister avec les autres.
———
Source : la République des Lettres

Les dessous des cartes

Guerre totale contre un péril diffus
Au nom du « choc des civilisations »

De la boîte de Pandore, toujours béante, de l’empire américain, s’échappent des monstres qui se répandent dans un monde que les Etats-Unis ne contrôlent pas encore complètement. Depuis le 11 septembre, l’un de ces monstres est invoqué d’un studio de télévision à l’autre par ceux qui dénoncent la menace que représentent ces barbares pour notre civilisation capitaliste mondiale.

C’est en 1993 que Samuel P. Huntington, autrefois expert en contre-insurrection de l’administration Lyndon Johnson au Vietnam, puis directeur de l’Institut d’études stratégiques de Harvard, publia son désormais célèbre Choc des civilisations (1), conçu comme un pamphlet contre un théoricien rival du département d’Etat : Francis Fukuyama, tenant de la thèse de la « fin de l’histoire ». Pour Samuel P. Huntington, la défaite de l’Union soviétique avait mis fin à toutes les querelles idéologiques, mais pas à l’histoire. La culture – et non la politique ou l’économie – allait dominer le monde.

Il dénombrait huit cultures : occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindoue, slave orthodoxe, latino-américaine et – peut-être – africaine (il n’était pas sûr que l’Afrique soit vraiment civilisée !). Chacune incarnait différents systèmes de valeurs symbolisés chacun par une religion, « sans doute la force centrale qui motive et mobilise les peuples ». La principale ligne de fracture passait entre « l’Occident et le reste », car seul l’Ouest valorise « l’individualisme, le libéralisme, la Constitution, les droits humains, l’égalité, la liberté, le règne de la loi, la démocratie, les marchés libres ». C’est pourquoi l’Ouest (c’est-à-dire les Etats-Unis) doit se préparer militairement à affronter les civilisations rivales, et notamment les deux plus dangereuses : l’islam et le confucianisme, qui, si elles devaient s’unir, menaceraient le c|ur de la civilisation. Et l’auteur concluait : « Le monde n’est pas un. Les civilisations unissent et divisent l’humanité… Le sang et la foi : voilà ce à quoi les gens s’identifient, ce pour quoi ils combattent et meurent. » M. Oussama Ben Laden pourrait signer sans mal une telle déclaration.

Simpliste, mais « politiquement correcte », cette analyse fournissait aux décideurs ainsi qu’aux idéologues de Washington et d’ailleurs une couverture utile. Si l’islam passait pour la principale menace, c’est que l’Iran, l’Irak et l’Arabie saoudite produisaient la majorité du pétrole mondial. La République islamique d’Iran avait alors quatorze ans et combattait le « Grand Satan » (les Etats-Unis) ; la guerre du Golfe et ses suites venaient de porter un coup à la puissance irakienne, mais l’Arabie saoudite demeurait un havre sûr, avec sa monarchie défendue par les troupes américaines. La « civilisation occidentale », soutenue pour l’occasion par ses homologues confucéenne et slave orthodoxe, organisa donc la mort lente de dizaines de milliers d’enfants irakiens, que les sanctions imposées par les Nations unies privèrent de nourriture comme de médicaments…

Ces thèses appellent deux réponses fondamentales. La première, c’est que l’islam, depuis mille ans, n’a jamais été monolithique. Les différences entre musulmans sénégalais, chinois, indonésiens, arabes et d’Asie méridionale sont bien plus grandes que celles qui les distinguent des non-musulmans de même nationalité. Dans le siècle écoulé, le monde musulman a connu guerres et révolutions, comme toutes les autres sociétés.

Une version musulmane du Front national

Le conflit de soixante-dix ans entre les Etats-Unis et l’Union soviétique a affecté chaque « civilisation ». Des partis communistes bénéficièrent d’un soutien de masse non seulement dans l’Allemagne luthérienne, mais aussi dans la Chine confucéenne et dans l’Indonésie musulmane. Au cours des années 1920 et 1930, l’appel cosmopolite du marxisme et le défi populiste de Mussolini et de Hitler divisèrent les intellectuels arabes tout autant que leurs homologues européens. Perçu comme idéologie de l’empire britannique, le libéralisme jouissait alors d’une moindre popularité. Actuellement, les fondamentalistes peuvent être considérés comme la version musulmane du Front national français ou des néofascistes du gouvernement italien. Un des idéologues occidentaux les plus appréciés de certains des penseurs musulmans qui irriguent l’islam radical est Alexis Carrel, eugéniste français et pétainiste cher aux lepénistes.

Seconde remarque : après la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont soutenu les éléments les plus réactionnaires, s’en servant comme d’un rempart contre le communisme ou le nationalisme progressiste. Souvent, ils recrutaient leurs alliés parmi les fondamentalistes religieux : les Frères musulmans contre Nasser en Egypte ; le Sarekat-i-islam contre Sukarno en Indonésie ; le Jamaati-islam contre Benazir Bhutto au Pakistan ; et, plus tard, en Afghanistan, Oussama Ben Laden et d’autres contre le communiste laïque Mohamed Najibullah, que les Moudjahidins allèrent tirer de son asile (les bureaux des Nations unies à Kaboul) avant que les talibans le tuent en 1996 et pendent son cadavre, le pénis et les testicules enfoncés dans la bouche. (Pas un seul dirigeant occidental ne manifesta d’ailleurs sa réprobation.)

Seules exceptions : Bagdad et Téhéran. Dans les années 1960, l’Irak n’offrait pas le terreau nécessaire à la création d’un groupe politique confessionnel. Le Parti communiste représentait la force la plus populaire, mais il était hors de question de le laisser triompher. Washington soutint donc l’aile mafieuse du parti Baas et incita celle-ci à décimer les communistes, puis les syndicats des ouvriers du pétrole. M. Saddam Hussein s’en chargea et obtint, en guise de récompense, armes et accords commerciaux – jusqu’à sa fatale erreur de jugement d’août 1991.

En Iran, l’Occident appuya le shah, deuxième du nom. Or ce dernier se comporta en despote, piétinant les droits de son peuple et anéantissant, par la torture et l’exil, le parti Toudeh (communiste). Les religieux exploitèrent le vide politique et dirigèrent le soulèvement populaire qui renversa la monarchie en 1979.

Au Proche-Orient, l’Occident fondait sa stratégie sur deux piliers : l’Arabie saoudite et Israël. L’Arabie saoudite changea du tout au tout avec la découverte du pétrole et la création, dans les années 1930, du géant pétrolier américain Aramco, lequel avait besoin d’un Etat local pour défendre ses intérêts. A l’époque, les al-Saoud venaient de sortir victorieux de la guerre civile acharnée qui avait opposé les tribus peuplant le Hedjaz. Ainsi triompha une tendance particulièrement virulente et ultrapuritaine de l’islam : le wahhabisme, du nom de Mohamed Abdel Wahhab.

Celui-ci, qui prêchait les vertus d’un djihad permanent contre les modernisateurs islamiques et les infidèles, s’imposa en s’alliant, dès 1744, avec Mohamed Ibn Saoud, lui-même désireux d’exploiter cette foi fervente pour faciliter ses conquêtes militaires. Religion d’Etat depuis 1932 en Arabie saoudite, dont il domine toute la structure sociale, le wahhabisme s’est exporté à coups de pétrodollars, finançant le fondamentalisme dans tout le monde musulman, y compris dans les écoles religieuses du Pakistan.

Second pilier : Israël, relais régional le plus fiable des Etats-Unis. Autrefois, musulmans et juifs entretenaient des relations relativement harmonieuses dans la région. Dans l’Espagne musulmane, les juifs étaient même protégés par les dirigeants. Saladin fit de même dans le Proche-Orient arabe, reprenant Jérusalem aux croisés et ramenant les musulmans et les juifs dans la cité.

Deux poids, deux mesures

Après la victoire de la reconquête catholique et leur expulsion d’Espagne, les juifs se virent offrir l’hospitalité au sein de l’Empire ottoman. Apogée des affrontements entre Palestiniens et immigrants juifs durant l’entre-deux-guerres, la Nakba (catastrophe) de 1948 marqua la première vraie rupture entre Juifs et Arabes.

Habités d’un sentiment de culpabilité latent vis-à-vis des Palestiniens déplacés, les dirigeants israéliens devinrent plus belliqueux et plus arrogants : ils jouèrent avec joie leur rôle, en 1956 (guerre de Suez) comme en 1967 (guerre des Six-Jours), en 1982 (guerre du Liban) et actuellement.

De peur de déstabiliser son principal bras militaire dans la région, l’Occident s’est révélé totalement incapable de garantir la création d’un Etat palestinien viable et indépendant. Cet échec entretient le mécontentement du monde arabo-musulman, notamment en Egypte et en Arabie saoudite, d’où proviennent certains des terroristes responsables de la tragédie du 11 septembre. C’est dire que la cause profonde de la crise actuelle se trouve dans la stratégie et la politique économique de l’Occident, le « deux poids, deux mesures » qui les inspire. Une nouvelle guerre ne pourrait que provoquer un nouveau raz-de-marée d’amertume.

Tariq Ali

Source : Le Monde diplomatique