
Tous ces gestes d’ouverture furent purement et simplement balayés par l’administration américaine, qui reste focalisée sur un objectif, le renversement du « régime des mollahs ». Pour créer les conditions d’une éventuelle intervention militaire, elle continue à agiter la « menace nucléaire ». Depuis des années, des rapports alarmistes ont été produits par les administrations américaines successives, et toujours démentis. En janvier 1995, le directeur de l’Agence américaine pour le contrôle des armements et le désarmement affirmait que l’Iran pourrait avoir la bombe en 2003 ; parallèlement, le secrétaire à la défense William Perry affirmait que cet objectif serait atteint avant… 2000. Ces « prévisions » furent répétées l’année suivante par M. Shimon Pérès (3). Pourtant, en avril 2007, malgré les progrès accomplis par l’Iran en matière d’enrichissement d’uranium, l’AIEA estime que Téhéran ne disposera « des capacités » de produire la bombe que d’ici quatre à six ans.
Qu’en est-il réellement ? Depuis les années 1960, donc bien avant la victoire de la révolution islamique, l’Iran a cherché à développer une filière nucléaire pour préparer l’après-pétrole. Avec l’évolution des technologies, la maîtrise totale du cycle du nucléaire civil rend plus facile le passage au militaire. Les dirigeants de Téhéran ont-ils pris une telle décision ? Rien ne permet de l’affirmer. Le risque existe-t-il ? Oui, et pour des raisons faciles à comprendre.
Durant la guerre irako-iranienne (1980-1988), le régime de Saddam Hussein a utilisé, en violation de tous les traités internationaux, des armes chimiques contre l’Iran ; ni les Etats-Unis ni la France ne se sont indignés de cet usage d’armes de destruction massive qui a traumatisé le peuple iranien. D’autre part, les troupes américaines campent en Irak et en Afghanistan, et l’Iran est enserré dans un réseau dense de bases militaires étrangères. Enfin, deux pays voisins, le Pakistan et Israël, disposent de l’arme nucléaire. Quel leader politique iranien serait insensible à un tel contexte ?
Comment, dès lors, éviter que Téhéran n’accède à l’arme nucléaire, ce qui relancerait la course aux armements dans une région déjà bien instable et porterait un coup sans doute fatal au traité de nonprolifération ? Contrairement à ce qui est souvent avancé, l’obstacle essentiel ne réside pas dans la volonté de Téhéran d’enrichir l’uranium : l’Iran, selon le TNP, en a le droit mais a toujours affirmé qu’il était prêt à apporter volontairement des restrictions à ce droit et à accepter un renforcement des contrôles de l’AIEA pour éviter toute éventuelle utilisation de l’uranium enrichi à des fins militaires.
La préoccupation fondamentale de la République islamique est ailleurs, comme le prouve l’accord signé le 14 novembre 2004 avec la « troïka » européenne (France, Royaume-Uni, Allemagne) : l’Iran acceptait de suspendre provisoirement l’enrichissement de l’uranium, étant entendu qu’un accord à long terme « fournirait des engagements fermes sur les questions de sécurité ». Ces engagements ayant été refusés par Washington, l’Iran reprit son programme d’enrichissement.
Au lieu de poursuivre une politique indépendante, l’Union européenne s’est alignée sur Washington. Les nouvelles propositions formulées par les cinq membres du Conseil de sécurité et par l’Allemagne, en juin 2006, ne contenaient aucune garantie de non-intervention dans les affaires iraniennes. Dans sa réponse, en août, Téhéran exigea à nouveau que « les parties occidentales qui veulent participer aux négociations annoncent en leur nom et celui des autres pays européens la mise de côté des politiques d’intimidation, de pressions et de sanctions contre l’Iran ». Seul un tel engagement permettrait de relancer les négociations.`
Autrement, l’escalade est inévitable. D’autant que l’élection à la présidence, en juin 2005, de M. Mahmoud Ahmadinejad ne facilite pas le dialogue, le nouvel élu multipliant les déclarations incendiaires, notamment sur le génocide des Juifs et sur Israël. Mais l’Iran, un grand pays à la riche histoire, ne se résume pas à son président. Les tensions sont fortes au sein même du pouvoir, et M. Ahmadinejad a subi une déroute électorale aux élections des municipalités comme de l’Assemblée des experts en décembre 2006. Plus largement, la contestation à la fois économique et sociale reste forte, et les aspirations à plus de libertés sont vives, notamment chez les femmes et chez les jeunes. La société refuse toute caporalisation. Le seul atout que possède le régime pour souder la population autour de lui reste, justement, le nationalisme, le refus des ingérences étrangères dont l’Iran a souffert tout au long du XXe siècle…
Malgré le désastre irakien, rien n’indique que le président Bush ait renoncé à attaquer l’Iran. Cet objectif s’inscrit dans sa vision d’une « troisième guerre mondiale » contre le « fascisme islamique », une guerre idéologique qui ne peut se terminer que par la victoire totale. La diabolisation de l’Iran, facilitée par la posture de son président, s’inscrit dans cette stratégie, qui peut déboucher sur une nouvelle aventure militaire. Ce serait une catastrophe, non seulement pour l’Iran et pour le Proche-Orient, mais aussi pour les relations que l’Occident, et en premier lieu l’Europe, entretient avec cette région du monde.
Alain Gresh
(Le Monde Diplomatique)




